Après plus d’un an à vivre une pandémie mondiale, nous avons demandé à des auteur(trice)s de nous écrire un texte décrivant leur sentiment dû à l’impossibilité de voyager durant la dernière année.
Voici les textes reçus de ces écrivains:
Texte par Nora Atalla:
Passerelles
N’ai-je pas toujours rêvé d’enjamber l’univers? Pourtant, je reste inerte, l’apathie s’empare de moi. Les jours s’impatientent de me voir partir. Je cherche à renaître hors des marécages. Tendre ma main ne suffit pas; je m’embourbe dans le marasme, feuillette des panoramas virtuels.
Ma maison est prison. Les barreaux se multiplient, surgissant de toutes parts. Je m’insurge contre le temps qui s’étire sans issue. Voler. Est-ce si difficile?
Les pages d’un livre s’imposent. Quelques images me titillent. Que découvrir entre les couleurs étalées? Je cherche une autre dimension dans l’épaisseur de ma brume. Rester, déguerpir? Pour aller où? La réponse m’élude, tout s’éloigne de moi. Où est-ce l’inverse?
Écrire. Je plonge, à défaut d’oxygène. De ma fenêtre, la neige fond sur mes souvenirs.
À Santiago, les manifestants envahissent les rues, tapent sur des casseroles, baladent des banderoles, affichent leur souffrance, leur révolte. Les graffitis prolifèrent. Les carabiniers cernent les insurgés. Aux armes! Boucliers, gourdins, bombes lacrymogènes, de caoutchouc. Les éborgnés pullulent. Des truands s’infiltrent dans le chaos, incendient des pneus, barrent les routes, taxent les voyageurs. La terreur s’insinue dans les esprits.
Je poursuis la ligne du temps jusqu’à Catacamas. Notre jeep s’arrête près d’une fontaine sur la route caillouteuse qui fend la jungle hondurienne. Le soleil plombe sans pitié, la sueur dégouline sur nos visages. Des soldats courent très vite vers nous, émergent des arbres; ils transportent leurs kalachnikovs et du gibier ligoté à une grosse branche… Ils veulent se laver de son sang. Le gibier, c’est le cadavre d’un homme abattu.
Je filme. Je fuis, de mon fauteuil traverse en trombe les continents.
J’arpente Héliopolis qui m’a vu naître. La rue de mes parents. L’immeuble aux balcons arrondis. Je monte à l’étage. Une ancienne voisine m’ouvre. Nous pleurons le passé. Le Caire, je m’égare dans ses rues. Le fantôme de Naguib Mahfouz traîne à Khan El-Khalil. Voilà, l’Immeuble Yacoubian qui a servi au film, puis Talaat Harb, le centre-ville. Un climat d’instabilité règne.
Je me propulse dans le désert de Siouah; dattes et goyaves s’offrent dans l’oasis aux mille parfums. Mais le sable triomphe; les hommes aussi. Un fellah tire un âne; l’âne tire une charrette; la charrette transporte l’opprobre : dix femmes, cinq fillettes, toutes en bleu, toutes en burqa. Prisons individuelles. Mon cœur se brise.
Je fuis encore, bien à l’abri dans mon pays de glace.
Je rejoins le bord de mer libanais. Une roquette quitte Tripoli, passe au-dessus de ma tête, fonce sur Beyrouth. Mon oncle, ma cousine, sa famille? Ils sont saufs. Longer la rue Hamra, la rouge. En chemin, les poubelles flambent. Sur la place des Martyrs, la statue de bronze est criblée de projectiles. À Harissa, perchée sur la montagne, Notre-Dame du Liban ouvre ses bras.
J’atterris à Yaoundé. Végétation luxuriante, sauvage, colorée. C’est la guerre aux serpents, aux fourmis, aux moustiques à la tombée du soir. Afrique chérie, aux moultes couleurs. Pagnes bariolés, bouis-bouis, taudis, le long des chemins de poussière… Luxe et misère se côtoient joyeusement. Soudain, des voix hurlent. « Au voleur! Au voleur! » Un type court comme un dément. La foule le rattrape, lui arrache la chemise, le bat. Justice de la rue.
Je laisse là-bas un bout de cœur, un brin d’épouvante me vomit chez moi, dans mon refuge.
Au loin m’attendent tant de frayeurs, mais tant d’aventures, de joies, d’accents mélodieux, de bras étrangers. J’épouse l’espoir de leur tendre mon visage, de tresser mes mots aux leurs, d’embrasser leurs histoires. L’absence de passerelles déchire l’horizon. Un manque se creuse entre nous. Trop de paysages quittent mon destin.
Chercher l’horizon inconnu. Comment atteindre le ciel? En vain, je cherche à agripper l’aile d’un oiseau. Sans moi, il prend son envol.
Texte par Alain Beaulieu:
La plus belle suite
L’homme se tenait dans l’ombre du Château Laurier, une cigarette au bec qu’il n’allumerait pas puisqu’il venait d’arrêter de fumer trois jours plus tôt. Depuis que la pluie avait cessé, le vent de la nuit soufflait sur Québec une brume inquiétante, que les lampadaires teintaient ici et là d’un ocre discret.
Elle lui avait écrit de son Espagne natale, un rendez-vous de fin de pandémie. Il n’y avait cru qu’à moitié. Après tout, ils n’avaient passé que quatre jours ensemble, et c’était bien avant l’arrivée du virus. S’étaient rencontrés là, dans le hall de l’hôtel où il avait l’habitude de séjourner quand il passait par la capitale. Sa première et unique aventure depuis sa séparation, un baume sur une année difficile.
Il a ouvert son téléphone, a rafraîchi la page des arrivées à l’aéroport Jean-Lesage. Le vol en provenance de Madrid, avec une escale à Montréal, avait été retardé et n’arriverait que dans trente minutes.
Il avait envoyé le chauffeur de l’hôtel la cueillir à sa sortie de l’aérogare. Il avait inscrit lui-même le nom de son invitée sur son carton – Liliana Hernandez – et l’avait décrite succinctement : grande, cheveux foncés, lunettes rondes sur un nez aquilin… Le chauffeur avait souri, complice, en acceptant le pourboire qu’on venait de lui glisser dans la main.
La pluie avait patiné le décor, les lumières du Manège militaire striant le bitume, et un remugle de terre humide montait des plaines d’Abraham. Il a replacé sa cigarette sur son oreille et a remonté la pente de l’avenue Wilfrid-Laurier jusqu’à la statue du Général de Gaulle autour de laquelle un groupe de Français visiblement éméchés avait improvisé une cérémonie aux chandelles arrosée de bière québécoise et de vin bordelais.
Un tintement de clochette a illuminé son téléphone. Liliana lui annonçait par texto son arrivée imminente à Québec, avec deux coupes de champagne en guise d’icônes. Les touristes français ont applaudi comme pour répondre au message, ce qui l’a fait sourire. Votre carrosse vous attend, a-t-il texté en retour, et je nous ai réservé la plus belle suite de l’hôtel.
Partout la ville renaissait après des mois de couvre-feu, et cette effervescence l’a poussé vers la Grande-Allée, bondée même si bien des commerces avaient fermé leurs portes. Les gens déambulaient par petits groupes au centre de la chaussée comme aux festivités du 31 décembre alors que des bourgeons naissaient les premières pousses du printemps.
Il s’est laissé porter par la foule et a regagné son hôtel, qui lui aussi reprenait vie après la disette. Contournant la file qui venait de se former devant la réception, il a salué le chasseur, filant vers le bar pour commander le champagne avant d’entrer dans le fumoir pour allumer sa cigarette, dans l’attente impatiente de celle avec qui il allait passer la nuit.
Texte par Maude Déry:
L’impermanence
Voyager est une façon de fuir notre quotidien étouffant, d’élargir nos horizons, de découvrir d’autres cultures et, par le fait même, d’ouvrir nos œillères, de modifier notre perception du monde, de l’Autre. La pandémie a freiné ce mouvement considéré par certains comme salvateur. Elle nous a forcés à reporter notre attention sur nos propres migrations intérieures, celles que l’on ne prenait peut-être plus la peine d’interroger. Nous avons été projetés, malgré nous, dans un univers que l’on croyait bien connaître et qui, tout à coup, nous est apparu étranger. Il a fallu se réapproprier notre identité, nos valeurs, nos désirs, nos blessures. Il a fallu se montrer honnêtes envers nous-mêmes. Nous sommes devenus aussi fragiles et vulnérables que la terre sur laquelle nous marchions.
Hélène Dorion décrit de façon remarquable notre tendance à éviter les événements difficiles au lieu de les embrasser pour mieux nous transformer : « Nous développons rapidement le réflexe de chercher à éviter les situations inconfortables et à ramener vers le connu ce qui semble vouloir y échapper. Tout doit forcément être noir ou blanc, nous avons une aversion pour le gris, pour ce qui n’est pas linéaire et ne va pas du point A au point B par une droite. D’instinct, nous réagissons à l’inconfort par la fuite, niant par là l’expérience qui nous est offerte.[1] » La pandémie ne nous a pas laissé le choix : la fuite n’étant plus possible, nous avons dû nous tenir au plus près de ce qui nous constitue : l’impermanence. L’impermanence de l’instant, de la vie, de ce socle sur lequel nous nous tenions et que nous croyions inaltérable. Nous avons remis en question nos croyances, nos exigences démesurées.
Certains se sont découvert des talents insoupçonnés, ont pris le temps de reconnecter avec une partie d’eux qu’ils n’avaient peut-être jamais pris la peine d’écouter. Le confinement nous a poussés, malgré nous, à apprécier ce que la nature avait à nous offrir, à sillonner les recoins oubliés de notre ville, à nous émerveiller devant la fonte des neiges, le chant des oiseaux, le miroitement du soleil sur les rivières à peine délivrées des glaces. Nous avons voyagé autrement, dans un espace qui nous apparaissait dorénavant bien plus vaste que ce qu’il laissait présager. En ce sens, nous avons modifié notre regard sur le monde, découvrant ainsi une force tranquille couvant sous nos barricades échafaudées sur d’illusoires certitudes. Nous avons compris que nous pouvions être une maison pour nous-mêmes, que notre existence, seule, suffisait. Nous avons appris à nous arrêter pour mieux retrouver le simple plaisir de vivre, le simple plaisir de respirer. Nous avons prêté attention à notre détresse, nous lui avons donné la tribune qu’elle méritait, nous ne l’avons pas refoulée sous les injonctions quotidiennes, mais plutôt accueillie pour ce qu’elle était : un moyen de nous détourner de notre égo.
Nous avons redécouvert le pouvoir salvateur des mots, la grande sagesse cachée des livres, de toute forme d’art. Nous avons cherché dans les écrits des autres une forme de réponse, un écho à nos doutes les plus profonds. Chaque œuvre lue, vue, est devenue une nouvelle traversée vers l’Autre, une tanière où nous réfugier pour mieux contempler l’orage.
[1] DORION, Hélène, Recommencements, Montréal, Druide, 2014, p. 38-39.
Texte par Jean Désy:
Vivre pour voyager
Voyager pour mieux respirer
Survivre pour mieux prier
Voyager pour éterniser
Au cœur de tous les cosmos
Et des vagabondages les plus fous
En réalité comme en imagination
Vivre pour voyager
Quand partir n’est pas fuir
Mais chercher toute sa vie
Le bout de chacun des sentiers
De chaque sommet où l’air sent le ciel
Là où naissent les vrais départs
Menant à l’outre-vie à l’Autre-vie
Vivre pour risquer sa vie
Mais qui souhaite toucher la mort
Bien que la descente d’une rivière du Nord
En canot à travers les glaces d’avril
En vaille plus que la peine
L’essentialité pour tout nomade
Restant la métamorphose
Créée par toute expédition
La course en kayak sur le Saint-Laurent
Entre la pointe d’Argentenay et Blanc-Sablon
Comme la transhumance l’exploration
Les rencontres et mille discussions
En dix langues et cent dialectes
Afin de rire de boire et de chanter
Assis autour d’un feu allumé
Par des Innus des Cris ou des Maoris
Décoller voyager nomadiser
Sur un voilier avaleur de marées
Entre le pont de Québec et l’Acadie
Ou en ski de fond pour une traversée
Entre le centre-ville de Montréal et Kuujjuaq
À travers les lichens où gambadent les caribous
Raccordant la Baie-James à l’Ungava
Là-bas tout aux confins du pays inuit
Et des plus ancestraux coureurs de froid
S’envoler pour déguerpir et planer
Dans un « voyage au bout de la nuit »
Tant dans son corps que dans son esprit
En parcourant pendant soixante-dix nuits
Couché sur une banquette du Transsibérien
Tous les romans de Dostoïevski
Comme les essais de Bernard Moitessier
Celui qui fit le tour du globe en solitaire
En poète en amoureux de la mer
Sur le « Joshua » remisé à La Rochelle
Vivre en reconnaissant l’art du voyage
Lors d’une cordée dans l’Himalaya
Toujours en chair en os et en esprit
Si nécessaire pour la paix de l’âme
Chez tout nomade invétéré
Qui un jour sentit jaillir dans ses veines
Le tumulte des coureurs de bois
Eux qui ont aimé si passionnément portager
Entre Trois-Rivières et les Aléoutiennes
Pour un beau jour atteindre la planète
D’un Petit Prince qui se laissa piquer
Par le destin changé en serpent
Afin de poursuivre le plus difficile
Mais aussi ce qui est primordial
Si déterminant pour le vol de l’âme
C’est-à-dire l’ultime voyagerie
En direction de la terre promise
Il n’y a pas vraiment d’autres façons d’être
Que de renaître le long d’une paroi glacée
Au Kilimandjaro comme au mont Blanc
Ou à cent pas de la crête sommitale
Du Chomolungma tibétain
Là où cent mille soleils se confondent
Là où les dieux et déesses intercèdent
Pour l’être de défis qui accepte
De tout sacrifier selon les apparences
Afin de ne rien sacrifier en vérité
Ni de ne jamais bafouer l’art si nécessaire
D’apprendre à marcher courir et grimper
Jusqu’aux portes de la Joie
Texte par Marie-Ève Muller:
Touriste chez soi
Le carcan de glace du Saint-Laurent craquèle sous l’assaut du soleil printanier. Au loin, le caquètement des bernaches annonce la fin des bottes et pelisses. Bientôt, le sang affluera dans nos jambes engourdies comme la sève dans les érables. L’envie de quitter notre nid douillet se fera de plus en plus pressant, surtout après un long hiver de confinement. Si, comme moi, les voyages rythmaient votre vie, l’immobilité imposée par les mesures sanitaires deviendra peu à peu insupportable. En voiture, en vélo, à pied, à la rame, peu importe! Tous les moyens seront bons pour fuir les murs trop vus ces derniers mois.
Partir. Mais pour aller où, alors que les frontières sont fermées, les avions absents du ciel? Déjà, depuis quelques années, ma posture par rapport aux voyages changeait. Comment justifier mon empreinte écologique pour traverser océans et continents dans le seul but de mon propre émerveillement? Comment visiter des pays, des peuples, sans reproduire un colonialisme nouveau genre, insidieux, qui folkorise les habitants et les maintiennent en état de pauvreté sous prétexte de faire « rouler » l’économie? Lors de mon dernier voyage, ma posture de touriste m’avait pesée. Les ganses de mon sac à dos trop lourd meurtrissaient mes épaules. Peut-être que les temps avaient changé… Ou moi.
Avant même la pandémie, je recentrais mon désir de voyage au cœur de mon pays. Melbourne en Estrie ne titille peut-être pas l’imaginaire de la même façon que celui en Australie, mais quand même, la région a à offrir. Que n’ai-je pas encore découvert dans ma propre cour? Et si je redécouvrais ma ville avec la même ouverture que lorsque je me perds dans les rues d’Hanoï ou que je combats le vent à Reykjavik?
Ce que j’aime du voyage, c’est d’être habitée par ma vulnérabilité. Perdre mes repères, le contrôle sur la situation. Voyager, c’est provoquer la rencontre et l’émotion. Engager la conversation avec la serveuse au restaurant, s’assoir sur un banc pour reposer ses jambes endolories d’avoir arpentées parcs et ruelles à la recherche d’une sculpture cachée et converser avec un promeneur. C’est demander son chemin à un humain et pas à un GPS, parce qu’on n’a qu’une vieille carte en papier avec un cerne de café là où on veut aller… Voyager, c’est oublier son budget le temps de quelques jours ou encore de se donner le défi de vivre avec trois billets, pas plus. C’est dilater ses narines à la recherche des meilleures saveurs, entrer au hasard d’un boui-boui, trainer à la terrasse d’un café pour prendre le pouls d’un lieu. Partir à sa propre rencontre, à l’écoute de son propre rythme. Se lever avec le soleil pour profiter d’un quartier assoupi ou rester sous la couette jusqu’au check out.
N’en pouvant plus des mêmes quatre murs, et malgré la pandémie, j’ai choisi de prendre des vacances. De voyager, ici, dans ma propre ville. Je réserve une bonne table, de celle que je m’offre en voyage, mais si peu chez moi. Je dors à l’hôtel, dans des draps qui ne sont pas les miens, duveteux et blancs. Du haut de ma chambre, j’admire le sillage bleu d’un cargo dans la marée blanche du Saint-Laurent. Sous moi, les marcheurs profitent du soleil sur les Plaines comme les coureurs doivent envahir Central Park. Peut-être même parlerai-je à une inconnue, lui demanderai sa recommandation de meilleur point de vue sur la ville. Qui sait, je ne le connais peut-être pas.
Le voyage n’est pas la destination. Le voyage, c’est un état d’esprit.
Texte par Mattia Scarpulla:
La Terre de Feu
Graziella conclut en italien :
― D’accordo! La Terra del Fuoco.
Un silence, dans la profondeur duquel je déguste la préparation du départ, le trajet jusqu’à l’aéroport, les déambulations dans les salles d’attente, mon arrivée à destination et dans les bras de mes deux amies, puis je bois une gorgée de thé, et dis en français :
― La Terre de Feu. Ça me va. Quand?
Sara s’éloigne de son écran tout en passant de l’italien au français :
― Deux heures qu’on discute! Il me faut vraiment una pausa pipì. Dopo vi spiego pourquoi je crois qu’on pourrait se revoir en septembre.
Le bruit de ses pas s’atténue jusqu’à disparaître.
Notre périple autour de Whitehorse, à l’été 2017. Les fiords du Nord-Ouest islandais en février 2018, neige, brume et invention d’histoires avec des moutons ensorcelés et des fantômes. L’Alaska en 2019, quatre mois ensemble, en voiture ou en randonnée dans le désir d’aller plus loin, de s’émerveiller devant le panorama d’une forêt ou d’un lac. Quatre mois ensemble, comme si nous avions su que notre voyage en 2020 ne serait pas possible.
Sara réapparaît avec une tasse de café fumant. Elle s’assoit sur son canapé drapé d’un tissu à la décoration labyrinthique rouge et violet. Graziella de profil, sur sa chaise berçante, le léger grincement du mouvement répétitif dans la pénombre. Je suis assis sur mon tapis de yoga, ma théière près de moi. Notre rituel du dimanche. Début de l’après-midi pour Sara à Toronto, et moi à Québec; début de soirée pour Graziella, à Rome, où déjà le soleil se couche. Nous entremêlons des phrases en italien et en français pour remplir la distance, pour regretter d’avoir choisi des professions qui nous ont précipités des deux côtés de l’océan, au lieu de continuer de vivre dans notre quartier d’origine à Bologne.
Notre rituel du dimanche dure des heures, jusqu’à ce que notre imagination nous fatigue. Et là, enfin, nous trouvons le voyage idéal. La Terre de Feu.
Chaque année, nous avons pris l’habitude d’arpenter des territoires immenses, à l’écart des infrastructures humaines, pour célébrer notre amitié, prendre le temps de nous raconter nos amours, nos rêves, notre travail. La Terre de Feu, une fois atteinte, tentes et provisions sur le dos, aurons-nous le droit de voyager dans un désert de roches cerné par des vagues? Nous apporterons nos masques et notre gel hydroalcoolique, bien sûr. Mais en aurons-nous besoin? La Terre de Feu, pourquoi pas?
Sara affirme :
― Je peux obtenir mon mois de septembre.
Graziella rebondit :
― Domani, j’en parle avec mon équipe.
Je hurle, heureux :
― Et moi avec ma chef!
Sara applaudit, puis lève un index, comme si elle voulait poser une question :
― In settembre, il faudrait que nous retournions en Islande. On dit que les aurores boréales sont incroyables.
Le visage de Graziella et le mien affichent l’étonnement. Je me plains en gesticulant :
― Ah no! La Terre de Feu ou l’Islande?
Sara poursuit, songeuse :
― Parce que, si on loue une maison au milieu des terres, au nord, vous savez, après Holar…
Nous l’interrompons en éclatant de rire. Elle secoue la tête, soupire, puis rit avec nous.
Nos mains s’approchent des caméras, cherchent à toucher les autres doigts, sentir leur texture. Une excuse pour ne pas se quitter, étirer le temps. Spéculer encore trente minutes, une heure.
Graziella reprend les choses en main :
― Bon! Cette semaine, on s’informe pour prendre nos vacances. Dimanche prochain, on reparle des dates. Vas-y Sara. Allora, cette idée d’aller voir les aurores boréales…