Nous sommes heureux de vous présenter de courts récits inspirés de faits vécus dans notre hôtel. Ces histoires nous ont été racontées par nos employés.
Cette démarche fait partie de notre engagement à mettre en lumière les talents des francophones et c’est ainsi que nous avons demandé à des auteurs locaux de vous raconter ces histoires. La première histoire publiée fut celle tirée du livre « Histoires d’hôtels et autres lieux« , projet de Anderson Publication publié en 2018. Pour lire l’histoire de l’Hôtel Château Laurier Québec cliquez ici.
Voici la deuxième:
La scène est irréelle. Bruno ne s’attendait pas à tant de militaires, de dispositifs de sécurité, de convois de véhicules blindés. Les tireurs d’élite, embusqués sur le toit de l’Hôtel Château Laurier Québec, lui rappellent tout le sérieux de l’événement, en même temps qu’ils lui semblent appartenir à un autre monde que le sien, un monde où la violence et l’anarchie règnent en maître. Il aimerait leur dire que tout cela est inutile, que sa ville n’est et ne sera jamais le théâtre de telles atrocités, puis il pense : il suffit d’un seul esprit malade, tordu, souffrant. Un seul homme, une seule femme cherchant à venger sa peine par la haine.
Quatre jours. Une quarantaine de généraux membres de l’OTAN tiendront pendant quatre jours d’affilée des discussions de la plus haute importance. Bruno a le délicat mandat de superviser les allées et venues des employés, mais aussi de livrer les bagages et le courrier aux militaires, de les escorter discrètement à leur chambre. Tout cela, avec le plus grand sang-froid. Il tente de se composer un visage de marbre, de paraître digne malgré le nombre impressionnant d’armes de guerre qui défilent devant ses yeux, comme autant de bêtes endormies, attendant le signal pour bondir hors de leur tanière. L’espace d’un instant, il se revoit enfant, jouant au cow-boy avec son frère Jonathan, leurs pistolets de plastique brandis bien haut au-dessus de leur tête, prêts à abattre l’ennemi invisible qu’ils pistent depuis des mois. Ils l’avaient prénommé Chester, pareil à cette grosse brute de sixième qui s’amusait à coller des chewing-gums dans les cheveux des filles. Bruno croit même entendre leurs cris victorieux devant la dépouille imaginaire du mécréant, qu’ils avaient débusqué au détour d’une ruelle sombre. Le souvenir lui arrache un sourire, qu’il s’efforce aussitôt de réprimer devant l’œil suspicieux de l’officier à qui il vient de remettre un colis qui lui est adressé.
Lorsqu’il passe devant la salle du Jardin, transformée pour l’occasion en véritable laboratoire informatique censé retransmettre, en direct, les mouvements de la ville, Bruno se demande si son frère se serait senti aussi intimidé que lui devant la délégation d’experts en explosifs de la Sûreté du Québec qui, hier encore, effectuait des vérifications à l’intérieur des murs de l’hôtel, accompagnés de leur maître-chien. Sûrement pas, songe-t-il pour lui-même. Jo avait toujours eu, aux yeux de Bruno, un flegme inébranlable. Il se souvient du service de leur mère alors qu’ils n’étaient âgés que de huit et dix ans. Son aîné, déjà, semblait emmuré dans un silence impénétrable, indifférent aux pleurs de leur père, aux poignées de mains suintant la pitié, aux condoléances formulées sur le bout des lèvres telles des prières avortées. À partir de ce jour, ils avaient cessé de se prendre pour des justiciers du Far West, de se composer des vies parallèles dans les replis de leur quartier. Bruno avait bien essayé de convaincre Jo de ne pas abandonner, mais ce dernier lui répondait invariablement la même chose : j’y crois plus.
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Jour quatre. Bruno a l’impression de se mouvoir dans un immense espace capitonné, où chaque pas semble répondre à une chorégraphie savamment orchestrée. Rien à voir avec le climat habituel d’effervescence dans lequel baigne l’hôtel, rythmé par les arrivées et les départs des clients, les rires des réceptionnistes, les sonneries répétées des téléphones. Il est le seul à pouvoir circuler sur les étages, le seul à pouvoir pénétrer les zones à sécurité maximale, là où des gardiens affublés de lunettes teintées et vêtus d’habits noirs, qui semblent tout droit sortis d’un film d’espionnage, font le guet devant les chambres des dignitaires les plus puissants du monde. Ces hommes n’ont pas besoin de parler pour que Bruno devine tout le stress qui les tenaille, qui gonfle et atteindra des sommets vertigineux dans quelques heures à peine, alors que prendra fin la réunion de l’OTAN. La tension, même muette, circule d’un corps à l’autre, se nourrit des peurs, des scénarios catastrophes qui commencent à poindre dans l’esprit de Bruno. Il aimerait ne pas y succomber, se prouver qu’il est bel et bien l’homme de la situation, que ses patrons ont bien fait de lui faire confiance sur ce coup.
Puis, sans qu’il s’y attende, une image persistante se fraie un chemin dans son cerveau : celle de son frère vomissant dans une des toilettes de la coopérative funéraire où reposent les cendres de leur mère. Bruno, qui avait une envie pressante d’uriner, avait poussé la porte de la cabine, puis découvert Jo accroupi au-dessus de la cuvette, son corps secoué de spasmes involontaires. Son frère avait juste eu le temps de lui murmurer de le laisser tranquille. Sors, sors d’ici! Bruno n’avait pas obéi tout de suite, hésitant à le laisser seul. Son frère avait réitéré sa demande, cette fois en ajoutant ces mots : J’l’hais. Il avait oublié. Bruno avait oublié cette phrase, cette minute précise où son grand frère avait baissé la garde. Jo et sa colère, sa brûlure. Jamais il ne prononcerait le nom de leur mère, par la suite.
La délégation s’apprête à quitter l’hôtel. Dans le hall, tout le monde est sur le qui-vive. Bruno, lui, vient de remarquer un cellulaire branché dans une des prises de courant près des portes vitrées menant à l’extérieur. Et si? Et si ce dernier était relié à un dispositif de bombe? Et si, après des jours à craindre le pire, les attentats kamikazes, les explosions meurtrières, le pire survenait? Il pense à Jo. Encore. Et il se promet que, s’il s’en sort vivant, il achètera le premier billet d’avion pour Vancouver et ira le retrouver dans sa grande maison vide pour lui demander pardon. Pardon de ne pas avoir vu ta détresse, pardon de ne pas avoir insisté, ce jour-là, pour rester avec toi. Pardon de ne pas avoir été le frère que j’aurais dû être. Cela lui donne du courage, une combativité qu’il ne se connaissait pas. Il se penche, effleure le fil électrique connecté à ce qui signera peut-être sa fin. Pour toi, Jo.
Texte: Maude Déry